Lycéens et apprentis au cinéma, Docs en courts

 

Né en 1974, Jean-Gabriel Périot devient assistant monteur, puis monteur avant de travailler en tant qu’assistant réalisation puis réalisateur. Sa formation joue un rôle important dans son travail de réalisateur, puisque dans plusieurs de ses films il utilise comme matière première des images préexistantes : images d’archives ou photographies, qu’il transforme, manipule, monte de manière à leur donner sens. Il réalise des films en formats vidéo et pellicule, crée des installations. Plusieurs de ses films traitent de la violence sociale, comme We Are Winning Don’t Forget qui explore à travers des photographies l’image du monde du travail. Son unique court-métrage de fiction « traditionnel », Entre chiens et loups, s’intéresse à un jeune homme à la recherche d’un emploi. Les thèmes de prédilection de Jean-Gabriel Périot sont la question de la mémoire face à l’histoire de notre civilisation, la question du point de vue et celle des conséquences et des responsabilités. Dans Eût-elle été criminelle… Périot questionne la France de la Libération et l’image que nous voulons bien en garder. Dans Undo il s’essaie à rembobiner l’histoire de la civilisation jusqu’à Adam et Eve, alors que dans 21.04.02 il explore les flux d’images et de violences historiques qui ont amené à faire passer Jean-Marie Le Pen au second tour des élections présidentielles. Ce film, comme Dies irae et 200 000 fantômes est réalisé à partir de photographies. Son œuvre oscille entre le politique, l’historique et l’intime. Désigner les ruines, installation de 2004, met en scène l’intime dans l’espace public. Périot se met lui-même en scène dans Gay ?, Journal intime et Avant j’étais triste, explorant sa vie privée, mais également son corps avec ses failles et ses fragilités. croise l’itinéraire du réalisateur, qui fêtait ses 28 ans le 21 avril 2002, avec l’histoire contemporaine.

 

Propos du réalisateur

Un mémorial

« J’aimais énormément le cinéma quand j’étais enfant. J’y allais toutes les semaines. Comme j’habitais dans une petite ville, le choix n’était pas extraordinaire, il y avait surtout des films américains. Je n’ai pas de souvenirs d’un film en particulier, chaque nouveau film remplaçait le précédent...C’est seulement plus tard, à Paris, que j’ai commencé à découvrir un autre type de cinéma.

J’ai fait une formation pour devenir monteur, puis je me suis formé en tant qu’assistant réalisation sur le tas. Un stage puis un travail au Centre Georges Pompidou m’ont beaucoup appris. J’étais chargé de monter de petites vidéos présentant les expositions, même si c’était formellement très traditionnel, j’ai alors commencé à manier des images d’archives. Et puis être plongé dans un univers culturel tel que Beaubourg est très enrichissant… »

 

La première photo

« J’avais lu le témoignage d’un survivant d’Hiroshima, qui m’a particulièrement ému. J’ai commencé à chercher des informations sur le bombardement d'Hiroshima et je suis tombé sur une photographie du dôme. Cette photo a été le déclic du film. La puissance évocatrice de ce lieu symbolique fort correspondait au travail que je souhaitais faire sur les enjeux mémoriels du bombardement. Avant de partir au Japon à la recherche d’images, j’avais  déjà imaginé que le film puisse présenté un mouvement comme un travelling chronologique autour du dôme.

Certaines photographies d'archives que j'ai trouvées n’étant pas datées, il a fallut que j'établisse une chronologie urbanistique de ce lieu, chronologie rythmée par les constructions des bâtiments repérables avoisinant le dôme. J'ai organisé l'apparition des photographies à partir de cette chronologie dont les « tronçons » (entre deux constructions repérables) couvrent des périodes de 2 à 10 ans. »

 

Musique

« Pour les deux dernières séquences du film, la plus contemporaine puis celle des lanternes, j'ai moi-même pris énormément de photographies pour prévenir un manque éventuel de matériel archivistique. Ce travail photographique fût très long, mécanique et fastidieux. Durant ce travail, j'ai écouté beaucoup de musique. J'ai notamment réécouter un disque de Current 93 que j’avais depuis quelques années. Il est probable que le contexte anglophone dans lequel j’évoluais alors m’a rendu plus attentif aux paroles. Alors que je connaissais déjà ce disque, j'ai trouvé que le morceau que l'on entend dans le film raisonnait étrangement dans ce lieu, comme si ce morceau avait été écrit à ou pour cette ville. Les paroles de la chanson, la boucle au piano, la langueur du chant, la fragilité de l'enregistrement… tout rendait ce morceau juste dans ce lieu particulier.

J'ai un peu hésité entre deux morceaux pour faire le film. Celui du Current 93 et un morceau instrumental du groupe japonais Mono. Ce morceau me plaisait non seulement car le groupe était japonais mais surtout parce que son mouvement était opposé au mouvement du film. Le film commence par la bombe et se tranquillise progressivement jusqu'à la fin, alors que ce morceau commençait très doucement et évoluait lentement jusqu'à une explosion rock. Cette opposition me semblait intéressante, mais au moment du montage, j’ai compris que cette répétition lancinante de la boucle musicale et la mélancolie de la chanson de Current 93 était ce qu’il fallait pour le film. »

 

Superposition

« J’ai commencé à travailler avec les images fixes un peu par hasard. Pour une installation, j’ai scanné toutes les images que j'avais chez moi (photos personnelles mais aussi reproductions d'œuvres d'art, cartes postales, presse, pochette de disques…), puis je les ai montées en séquences (correspondant aux différents types d'images que j'ai scannées) sans montage précis à l'intérieur de chacune de ces séquences. J'ai alors découvert que certains « accidents », créés par des suites de photographies cohérentes, pouvait apparaitre. J’ai eu envie d'explorer ce procédé.

Le choix de superposer des photographies pour 200 000 fantômes est initialement un choix répondant à une contrainte technique. Le nombre de photographies à ma disposition était restreint, et, sur la plupart d’entre elles, le dôme n’était pas situé au centre. Pour lui conserver une place centrale dans le film, je devais décaler les photographies à l'intérieur du cadre du film — mais la photographie n’occupant pas alors tout l'espace de ce cadre, elle laissait apparaître des bords noirs. J’ai intégré cette contrainte technique comme une donnée de mon film. Elle a ouvert sur de nouvelles choses possibilités poétiques que je ne soupçonnai pas avant de commencer le montage. »

 

Présences

« Lors de mes recherches, j’ai été frappé par certaines photographies dont celles des enfants pauvres vivant autour du Dôme jusqu'à la fin des années 60, par celle d'un femme qui, peu après le drame, laboure son potager ou encore par celle d'un colporteur qui montre un film aux enfants. La série de photos de soldats posant, fiers, devant le Dôme est très violente. Parmi les photographies qui m’ont le plus ému, il y a la dernière photographie du film, prise probablement à la fin des années vingt, trouvée parmi les archives municipales de la ville d'Hiroshima qui collecte notamment les photographies familiales des habitants. La photographie ayant été prise de nuit, le temps de pause nécessaire pour prendre le cliché fût très long. Certains des membres de la famille ont bougés pendant cette pause, ce qui les a rendu flous, fantomatiques.

Ce qui me dérange dans l’idée de « devoir de mémoire », c'est l'idée même du « devoir », c'est l'obligation qui nous ai fait de nous charger d'un histoire, d'une mémoire, d'un désastre que nous le voulions ou pas. Nous ne pouvons pas tous être touchés par les mêmes drames, nous ne vivons même pas tous la même histoire, nous n'avons pas la même lecture des mêmes évènements. De plus, nous ne pouvons pas tous être touchés au même moment par les mêmes mots ou par les mêmes images.  En tant que citoyen, c’est une démarche que je refuse et en tant que cinéaste, je poursuis un but totalement différent. Le « devoir de mémoire » tel qu'il se vit depuis quelques années n'ai qu'un prétexte à la construction de mémoires collectives à des fins politiques. Il est essentiel de se souvenir, de se confronter aux destructions passées, mais cela ne peut ce faire qu'à titre individuel, personnel.

Concernant mon propre travail, si je refuse de le lier à un quelconque « devoir de mémoire », je parlerais plus volontiers de « mémorial ». Un mémorial est un espace permettant à la fois de déposer une douleur, d'entretenir la mémoire et d'ouvrir un lien entre ceux qui ont disparus et ce qui ont survécu. Mes films, et celui-ci en particulier, sont comme des mémoriaux mais avant tout, voir uniquement, comme des mémoriaux que je ne dresse que pour moi. Ils me permettent de déposer les douleurs auxquelles j'ai eu à me confronter en travaillant sur les films, de rendre hommage aux morts que j'ai rencontré. Ainsi mes films s'adressent avant tout à ceux qui ont disparu et non à ceux qui ont survécu. Je ne souhaite obliger personne à l'émotion. »

 

Analyse

Regarder pour se souvenir

Entourées de noir et dans le silence, six photographies apparaissent l’une après l’autre. Elles ont déjà quelque chose en commun qui dit les enjeux du choix fait par Jean-Gabriel Périot. Les photographies montrent un bâtiment en construction, mais dont nous ne voyons que des morceaux : il s’agit en réalité de découpages faits par le réalisateur dans la photographie que nous découvrirons en septième position, celle du Palais de l’industrie en construction en 1914. Plus troublant encore, les hommes perchés sur le bâtiment ne travaillent pas, ils posent. Cette immobilité et leur regard dirigé vers l’objectif de l’appareil photographique et par-delà ce dernier vers nous, spectateurs du film, pose la question du regard.

Il y a ainsi immédiatement quatre instances de regard mises en place : le regard des acteurs de l’histoire, le regard des témoins de l’histoire qui ont pris les photos, le regard du cinéaste qui réutilise ces photos, et enfin notre regard à nous, spectateurs.

Par ailleurs, chaque témoin-photographe possède un point de vue spécifique : il y a dans le film des photographies officielles, des images de reportage, mais aussi des photos de touristes. Périot insistait sur ces différentes perspectives dans un entretien avec Marion Klotz : « Chaque image a été produite à un moment donné avec un but, une volonté précise. Ainsi, elle n’est pas neutre à la base même de sa fabrication. Donc sa réactivation dans une autre époque n’est pas neutre non plus car le regardeur arrive avec son propre bagage historique qui la détermine toujours d’une manière différente. » Notre regard de spectateur venu d’une autre époque ne peut que différer de celui qui participe aux événements historiques. Le malaise face aux photographies des soldats posant devant le lieu d’impact de la bombe, sourire aux lèvres, nous renvoie à cette distance.

« J’avais besoin de faire passer le message qu’en quelque sorte ces gens morts m’avaient légué. Quand j’ai lu les témoignages, regardé les interviews sur Hiroshima, c’est un peu comme si ces gens me demandaient de transmettre ce que moi j’avais pu comprendre de leur histoire. Il me semble que les survivants – et d’une certaine manière les morts aussi – me demandaient de les écouter, de transmettre leur parole. Ces hommes attendent de nous que l’on perpétue leur mémoire ». Le but du film est bien celui de faire se croiser le regard des disparus avec le nôtre. Le film commence et finit par là : regards vers l’objectif des hommes sur le chantier et regards tournés vers nous de la famille sur la dernière photographie.

 

Un rituel de mémoire

Périot préfère assimiler ses films à des constructions de mémorial plutôt que d’évoquer le « devoir de mémoire ». Un rituel sonore et visuel s’installe, en effet, dans la première partie du film qui consiste en une lancinante mélodie et une lente et systématique apparition de nouvelles photographies. L’explosion nucléaire efface et interrompt son et image, l’un disparaît brutalement, l’autre est littéralement brûlée. Lorsque l’image réapparaît, le rituel a été rompu, il ne reprend que lorsque, à la cinquième photographie, le spectateur découvre avec stupeur que le bâtiment a survécu. À partir de cette découverte, le rituel peut reprendre : superposition de photographies et mélodie.

Le texte de la chanson Larkspur and Lazarus, du groupe de musique expérimentale Current 93, ne commence qu’après l’explosion. Il s’agit d’un choix intéressant, car il est non illustratif. Périot se refuse à faire coïncider les mots accentués par la voix avec une image plus mémorable, d’adapter le rythme de surgissement des photographies à celui de la diction, comme il est fait d’habitude dans les montages de photographies sur une musique. Cette désynchronisation donne l’impression d’une avancée inexorable du temps et le changement de photographies contrarie notre tendance à interpréter les événements à travers les mots de la chanson. Cependant certaines paroles dialoguent avec les images : elles évoquent « les rues vides », « les forêts maussades » et « les poissons mourants ». En opérant ces rapprochements entre images et sons, le spectateur utilise ainsi la possibilité laissée par Périot de poser un regard personnel sur les photographies.

 

Le mouvement immobile

Au début du film, les photographies apparaissent avec une fréquence d’à peu près une nouvelle image par seconde, ce qui permet au spectateur de parfaitement identifier le processus, qui est celui de la superposition des photographies. Mais vers la fin du film, le renouvellement des images s’accélère (jusqu’à 8 images par seconde) et se rapproche peu à peu d’un rythme de défilement qui serait celui de l’image cinématographique. Le cinéaste interroge là l’essence de l’art cinématographique, qui crée l’illusion du mouvement en faisant se succéder 24 images immobiles par seconde. Le film nous y a longuement préparés, à ce moment, à travers des successions d’images (4 au plus à chaque fois) qui créaient de courtes illusions de mouvement. Afin de créer une impression de mouvement à travers une succession d’images fixes, deux conditions sont nécessaires. Il faut tout d’abord que la succession soit suffisamment rapide (même si dans le film, elle n’atteint jamais les 24 images par seconde). De plus, les images ainsi rapprochées doivent se ressembler assez pour que le cerveau du spectateur reconstitue une continuité entre elles.

Dans un premier temps, une succession de photographies, prises depuis des axes différents mais avec la même distance par rapport au dôme, donne l’impression que c’est le bâtiment qui tourne devant nous, comme pour se montrer sous toutes ses coutures. Le décor autour change trop pour nous donner l’impression d’un mouvement de caméra, car il nous est impossible d’en reconstituer une continuité.
Mais dans la succession suivante des photographies, avec des vues sur le dôme à partir de la rivière, le décalage entre les points de prise de vues est suffisamment progressif pour donner l’impression de voir, quoiqu’en saccadé, un mouvement. Alors que jusque-là le spectateur avait bien conscience de se trouver devant un écran immobile où défilaient des images fixes, il croit maintenant apercevoir le mouvement d’une caméra qui n’existe pas. Celle-ci longe le dôme, puis s’élève au-dessus de lui.

Cependant, le spectateur reste conscient du fait qu’il s’agit bien d’un « mouvement immobile ». La superposition de photographies plus petites sur les plus grandes rappelle la fixité de l’image, tout en guidant le regard vers le lieu central du film, le dôme.

Le noir autour des photographies en début de film rappelait leur bidimensionnalité, que le spectateur oublie peu à peu, l’image ayant assez grandi pour occuper tout l’écran. Aussi, le mouvement de cette caméra inexistante produit un effet sur la place même du spectateur face au film. Alors qu’au début de la projection, il se percevait assis face à un écran où on lui montrait des photographies, le mouvement illusoire projette son regard dans le lieu.

La plongée dans le réel est également préparée dans la bande-son. À la chanson qui occupait tout l’espace sonore, s’ajoute à un bruit de fond qui ne cesse de grandir alors que le son de la chanson baisse progressivement. Les bruits de vent et de circulation occupent l’ensemble de la bande-son, la mélodie ayant définitivement disparu. La descente vers le dôme et l’approche progressive sont accompagnées par les sons de l’eau, une nouvelle mélodie jouée sur un instrument à vent, une clameur de voix humaines et un son de cloches.

Aussi, sa vision et son audition projettent-ils le spectateur dans l’espace représenté lorsque la « caméra » atterrit, longe à nouveau le dôme et s’en rapproche pour révéler la cérémonie Odon, rite qui permet d’accompagner les âmes mortes sans sépulture vers l’au-delà. Le soir descend pour la première fois depuis le début du film, comme à la fin d’une éreintante et interminable journée de plusieurs dizaines d’années.

Alors que la vie était absente des images depuis plus de trois minutes, après les photographies de protestations contre le nucléaire, le son, l’enchaînement des photographies et la présence d’êtres humains font enfin revivre le lieu, au moment même où l’on invoque les morts.

 

Passé présent

Jean-Gabriel Périot, en choisissant de faire un film avec des immobilités successives au détriment du mouvement cinématographique, annonce que l’une de ses thématiques sera celle du manque : la succession ou la superposition de photographies nous oblige à penser à ce que nous ne voyons pas, à ce qui reste hors du film. Le choix de la superposition des photographies semble très judicieux pour évoquer la question de la mémoire : la superposition signale, en effet, le passage du temps et avec lui l’oubli partiel des informations visuelles, mais le débordement des images les unes après les autres renvoie à ce qui reste du passé, le souvenir.
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Le travail de mémoire mis en abyme

Le travail de mémoire est le thème central du film. Le dispositif nous renvoie à notre position de témoin et au sentiment de responsabilité engendré par les événements d’Hiroshima. Le texte de la chanson fait écho à ces questions à deux reprises : « Tu pris ma main, / et me montra avec douleur », « Si je pouvais faire un vœu, / Comme dans les contes de fée / Je déferais mon passé / Et je me relèverais tel Lazare / Et je me tiendrais en pleine lumière / Et je bannirais toute obscurité. » Dans les photographies, nous voyons également diverses réactions aux événements : les militaires américains posant devant le lieu de l’impact, inconscients de la gravité de ce qui s’est produit là, les visites au mémorial avec des fleurs déposées, la manifestation contre le nucléaire.
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Le cinéaste nous fait faire un travail de mémoire dans le film même : la succession d’images fixes renvoie au hiatus qui sépare les images, à ce qui se joue entre elles et que nous ne voyons pas. La superposition des images, quant à elle, renvoie sans cesse le spectateur à ce qu’il ne voit plus ou plus en entier. La superposition permet ainsi de signaler le passage du temps (chaque nouvelle photographie a été prise à une date ultérieure à la précédente), mais sans effacer entièrement le passé. La volonté d’intervenir, d’aider surgit grâce à la mémoire vivante du massacre, à la coprésence des époques et à ce qui témoigne de cette coprésence, le dôme.
(…)

 

Eugénie Zvonkine – rédacteur du dossier
Simon Gilardi – rédacteur en chef
Dossier pédagogique Lycéens au cinéma – doc en court (CNC, Centre Images), 2010